L’abaya (en arabe ʿabāyah) est un vêtement traditionnel féminin, qui consiste en une longue robe, ample et couvrante. Il est couramment porté dans les pays arabes, au Maghreb comme au Golfe. Récemment, il a reçu une grande visibilité médiatique suite à l’instruction par le nouveau ministre de l’Éducation nationale français, Mr Gabriel Attal, interdisant le port de l’abaya ou du qamīs[1] dans tous les établissements scolaires publics à partir du début de l’année scolaire 2023-2024. La décision a été justifiée par la préoccupation qu’un tel vêtement puisse porter atteinte aux valeurs et aux principes de la laïcité, car l’usage de l’abaye serait une manifestation d’appartenance religieuse.
Il est vrai que déjà en 2022, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation avait mis en garde contre un prosélytisme islamiste encourageant le port de tenues conformes aux coutumes religieuses dans le cadre scolaire français[2], et cette note a certainement influencé la décision prise par le nouveau ministre.
Suite à la décision du ministère, des recours ont été engagés par des associations musulmanes ou de défense des droits civils, considérant que ce vêtement n’est pas nécessairement une tenue religieuse, mais plutôt un accessoire de mode ou une expression d’identification culturelle. Le premier recours a déjà été rejété par le Conseil d’Etat français le 7 septembre dernier, mais d’autres vont devoir être examinés[3].
Une loi de 2004 avait interdit « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse»[4]. Parmi ces «signes » nous pouvons mentionner «le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive» [5] ; la liste des signes a été ensuite mise à jour, avec l’inclusion par exemple du turban sikh[6].
Est-ce que cette décision du ministre sur l’abaya concerne un dangéreux phénomène de masse ? La question se pose car, si l’on analyse les données de la rentrée scolaire, il paraît que la réponse est négative. À l’échelle nationale, 298 élèves se sont présentés en abaya lundi 4 septembre 2023, et 68 ont refusé de l’enlever, selon les chiffres partagés par le ministère de l’Éducation nationale[7]. Si vraiment ce vêtement representait un signe important d’appartenance religieuse, j’estime que la réaction auraît dû être beaucoup plus massive, car il est porté par des milliers de filles issues de familles musulmanes.
Des chercheurs et des spécialistes en sciences de l’éducation ont exprimé plusieurs doutes sur les motifs religieux allégués par les promoteurs de cette interdiction de vêtement. «Il n’est pas impossible qu’il y ait plusieurs raisons», estime Ismail Ferhat, chercheur en sciences de l’éducation à l’université Paris-Nanterre, lors d’un entretien avec FranceInfo[8]. Le porte de l’abaya pourrait même, dans certains cas, se configurer comme un acte de provocation adolescente, visant à contester une interdiction, à savoir l’interdiction de l’adoption de signes identitaires.
Les méchanismes d’identification de groupe changent rapidement chez les adolescents, et l’adoption d’une ligne de rigueur pour préserver le port de tenues «républicaines» dans les écoles risque de glisser sur un terrain qui est plein d’ambiguïtés et de multiples facettes. De milliers de jeunes portent des piercings évidents à l’oreille, au nez où ailleurs, ou ils adoptent des signes de la culture hip-hop ou de nouvelles vagues de mode lesquelles ont beaucoup plus d’adeptes parmi la jeunesse des pays européens que les mêmes communautés religieuses. On a interdit les crop tops aux filles, les claquettes chaussettes aux garçons… Faut-il revenir à l’uniforme? Et à quoi sert reglémenter jusqu’aux détails les habits issus d’autres cultures ou de coutumes religieuses si ensuite maintes d’écoles privés encouragent le port du voile ou de la kippa ou de la croix? En France, tu peux rentrer dans un établissement scolaire privé et trouver les garçons qui portent une kippa et les jeunes filles un chemisier et une jupe longue, ou même un voile.
S’il est vrai que « l’habit ne fait pas le moine », je serais plûtot prudent dans l’imposition des régles vestimentaires dans les écoles, surtout quand ces régles-là en fait ne sont pas généralisées et universelles, et qu’elles favorisent de facto la formation des groupements socio-culturels séparés, identifiables par le bais de certains signes sur le corps ou de leurs tenues vestimentaires.
«La laïcité garantit la liberté de conscience. De celle-ci découle la liberté de manifester ses croyances ou convictions dans les limites du respect de l’ordre public. La laïcité implique la neutralité de l’Etat et impose l’égalité de tous devant la loi sans distinction de religion ou conviction» – déclare l’Etat français, en soulignant que «la laïcité garantit aux croyants et aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs croyances ou convictions. Elle assure aussi bien le droit d’avoir ou de ne pas avoir de religion, d’en changer ou de ne plus en avoir»[9].
Mais donc, pourquoi le abaya non, et le piercing oui? Qui peut déchiffrer à fond les codes d’identification des jeunes, qui se cristallisent autour de nouvelles valeurs, de nouvelles formes de spiritualité, ainsi que de convictions sociales en transformation?
Je trouve que la chose la plus importante est que l’école, publique et privée qu’elle soit, garantisse la transmission et le respect des principes fondateurs de la démocratie républicaine, ainsi que du patrimoine des droits de l’homme. Le reste est secondaire.
J’ai deux filles qui fréquentent le lycée artistique en Italie. Un lycée artistique est un véritable «jardin zoologique» peuplé de la plus diversifiée des humanités; il serait difficile d’y identifer une tenue vestimentaire homogène, «digne» de notre système républicain. Cheveux colorés, piercings, ventres en l’air, voiles musulmans et coiffes à la mode, chaussures énormes, t-shirts comme des affiches, croix de cou portées en collier, body canotte porté au-dessus de la taille, etc. Il n’y a que l’embarras du choix: la tenue à l’école, dans sa diversité, semble admettre toute forme de communication et de manifestation de soi – qu’elle soit sociétale, religieuse ou culturelle – pourvu qu’elles ne dégénèrent pas en actes d’intimidation, d’offense ou d’harcélèment envers d’autres étudiants.
Le seuil infranchissable doit être à mon avis celui des valeurs d’un vivre-ensemble respectueux et des droits universels et inaliénables. Le moment où une manière de s’habiller à l’école devient un acte de provocation qui ouvre la voie à la justification de la violence, à la discrimination ou même à l’ostentation du luxe ou des différences dans la hiérarchie sociale, je serais pour intervenir et interdire.
La laicïté est un pilier fondamental d’une société moderne, mais un vêtement soi-disant ethnique ou renvoyant à une communauté religieuse ne me scandalise autant que les vêtements et les accessoires coûteux portés en classe par le fils de parents aisés ou de clans associés à la criminalité organisée, comme il arrive souvent en Italie.
Et si le nombre de jeunes filles qui souhaitent porter des abaya grandit, je me demanderais tout d’abord s’il n’existe peut-être pas un contexte sociale discriminatoire autoir d’elles les poussant à choisir une robe pour marquer une volonté de visibilité et distinction.
Je demande pardon à mes cousins français, mais je n’ai jamais beaucoup aimé les croisades contre les vêtements et les signes religieux . Pour avoir vécu longtemps dans des villes et des sociétés arabes, j’ai vu comme l’habit a évolué avec le temps et les changements de régime, et comment il a été porté suivant motivations tout à fait différentes. Les vêtements les plus traditionnels étaient souvent portés par les femmes et les hommes des couches sociales les plus pauvres ; c’était plutôt une marque de discrimination socio-économique que autre. Or, si le abaya devient un outil du prosélytisme islamiste, on a beau interdire l’usage de cette robe, le prosélytisme continuera sous d’autres formes, moins visibles, surtout lorsque les cibles du prosélytisme vivent des formes de discrimination dans la vie de tous les jours.
Ce n’est pas une abaya de plus qui me choque, mais plutôt une société divisée, fracturée, où un jeune décide de faire étalage des signes distinctifs d’une tribu pour se sentir un peu plus accepté.
Lac de Garde, le 18 septembre 2023.
[1] C’est le vêtement long porté par les hommes dans les pays arabes.
[2] https://www.leparisien.fr/societe/signes-religieux-a-lecole-la-note-qui-alerte-28-09-2022-JAHGCZTBQ5D2NHENUDUDSTUBXU.php .
[3] https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/09/08/interdiction-de-l-abaya-a-l-ecole-le-conseil-d-etat-conforte-le-gouvernement_6188329_3224.html
[4] Voir: https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000417977/2023-08-26/ .
[5] Voir circulaire : https://www.education.gouv.fr/bo/2004/21/MENG0401138C.htm .
[6] https://www.francetvinfo.fr/societe/education/trois-questions-pour-comprendre-le-debat-sur-l-abaya-cette-tenue-que-gabriel-attal-veut-interdire-dans-le-milieu-scolaire-au-nom-de-la-laicite_6025325.html .
[7] https://actu.fr/ile-de-france/bobigny_93008/interdiction-de-l-abaya-en-ile-de-france-une-mesure-qui-clarifie-la-situation_60048022.html .
[8] Voir note 6.
[9] Voir https://www.gouvernement.fr/qu-est-ce-que-la-laicite.